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En février 2024, débutait un essai clinique français impliquant l’usage d’une substance psychédélique, le premier depuis plus de cinquante ans. Mené au CHU de Nîmes, il vise à tester les effets de la psilocybine chez des patients atteint de troubles d’usage de l’alcool associés à la dépression. La France rejoint ainsi les nombreuses études conduites dans la dernière décennie à l’étranger – notamment au Royaume-Uni et aux États-Unis – explorant les effets thérapeutiques des substances psychédéliques pour le traitement de divers troubles psychiatriques.
Bien que présenté par certains professionnels de santé mentale comme un traitement « révolutionnaire », l’usage des psychédéliques à des fins thérapeutiques n’est pas nouveau. D’abord parce qu’une première vague d’essais cliniques avait été conduite en Europe et en Amérique du nord au cours des années 1950-1970. Rappelons en outre que de nombreuses sociétés autochtones des Amériques mobilisent traditionnellement ces substances issues de plantes dans le cadre de rituels thérapeutiques : l’ayahuasca en Amazonie, les champignons psilocybes ou peyotl en Mésoamérique, ou encore le cactus San Pedro dans le monde andin.
Depuis une trentaine d’années, une forme de tourisme thérapeutique s’est développée dans ces régions, et tout particulièrement en Amazonie péruvienne, où se rendent chaque année de nombreux voyageurs internationaux qui souhaitent participer à des pratiques rituelles mobilisant l’usage de l’ayahuasca, un breuvage hallucinogène préparé à partir de plantes endémiques. Principalement issus des classes moyennes ou supérieures américaines et européennes, ces personnes voyagent dans le cadre d’une quête thérapeutique, pour tenter de régler des troubles de santé mentale, améliorer leur bien-être général ou encore faire face à de évènements de vie difficiles. Cette démarche s’inscrit généralement dans un parcours de soins ayant mobilisé, le plus souvent sans succès, d’autres formes de thérapies plus « conventionnelles » dans leur pays d’origine.
Ce tourisme psychédélique a eu un impact important sur les communautés autochtones et leurs pratiques culturelles. Ce phénomène soulève notamment des questions relatives aux dynamiques d’appropriation culturelle – dans la mesure où nombre des « centres chamaniques » accueillant la clientèle internationale sont fondés et dirigés par des occidentaux – mais également aux effets potentiels sur le mode de vie de ces communautés lorsqu’elles s’engagent dans l’industrie du tourisme.
Enfin, s’ils s’appuient sur des pratiques et savoirs « traditionnels », les centres d’Amazonie péruvienne proposant des « retraites chamaniques », transforment également ces pratiques, pour proposer une offre très standardisée aux clients internationaux.
Ceux-ci se voient ainsi presque systématiquement proposer une expérience fondée sur le recours à des plantes dites « purgatives » (vomitives ou laxatives) utilisées à des fins de purification, des retraites dans la jungle accompagnant l’ingestion d’autres plantes (« diètes ») et de rituels d’ayahuasca, souvent accompagnés de groupes de parole, voire d’un accompagnement psychothérapeutique. Au sein de ces institutions éminemment interculturelles, on voit ainsi les guérisseurs autochtones adapter leurs pratiques traditionnelles et adopter un vocabulaire emprunté à la médecine et à la psychologique occidentale. Nombre d’entre affirment par exemple être à même de guérir le « burnout » ou la « dépression ».
Un intérêt scientifique renouvelé
La popularité de ce tourisme psychédélique est l’un des facteurs qui a contribué à renouveler l’intérêt de la science et de la médecine pour les propriétés thérapeutiques de ces substances. Mais cet intérêt a également été soutenu par le travail d’associations anglo-saxonnes comme la fondation Beckley ou MAPS, qui militent depuis plusieurs décennies pour la reprise des essais cliniques sur ces substances.
Ces efforts ont conduit à une réintroduction progressive de ces substances dans la recherche. Depuis le début du 21e siècle, un nombre croissant d’essais clinique a été initié, principalement dans les pays anglo-saxons, mais également en Suisse, en Allemagne ou au Brésil. Ces recherches visent à évaluer l’efficacité des psychédéliques dans le traitement de divers troubles de santé mentale (dépression, anxiété, syndrome de stress post-traumatique, troubles obsessionnels-compulsifs ou addictions), notamment pour les patients ne répondant pas aux interventions thérapeutiques conventionnelles ou aux traitements médicamenteux actuellement disponibles.
Les premiers résultats de ces études, publiés dans de prestigieuses revues scientifiques, laissent entrevoir plusieurs applications thérapeutiques possibles pour ces substances. Parmi les travaux les plus aboutis, des études mettent par exemple en évidence l’efficacité de l’ayahuasca et de la psilocybine, substance active des champignons hallucinogènes, dans le traitement de la dépression, ou du LSD dans le traitement de l’anxiété. Dans l’attente des résultats définitifs d’essais cliniques de phase 3, certains pays, dont l’Australie et les États-Unis, ont déjà accordé des autorisations préliminaires de mise sur le marché de certains psychédéliques pour le traitement de certains troubles tels que le syndrome de stress post-traumatique et la dépression.
En France, en plus de l’étude lancée à Nîmes début 2024, trois autres essais devraient prochainement voir le jour. La première étude testera les effets du LSD dans le traitement de l’alcoolisme, la seconde ceux de la psilocybine sur cette même indication, et la dernière, menée sur plusieurs sites hospitaliers français, les effets de la psilocybine sur la dépression résistance aux traitements. Je collabore pour ma part avec les équipes de ces deux derniers projets.
Des défis cliniques et éthiques
Si la dynamique en faveur de la mise à disposition des patients de ces substances est forte, il ne suffira pas de consolider les résultats scientifiques pour que les psychédéliques soient déployés rapidement dans la pratique médicale. La « médicalisation » des psychédéliques suscite en effet d’importantes enjeux socio-économiques, culturels et éthiques, et pose des questions tout à fait inédites en termes cliniques.
A la différence des traitements psychotropes habituellement prescrits, les effets – et donc les bénéfices – de ces substances dépendent en effet fortement du contexte d’administration. Il est donc indispensable d’accompagner leur administration dans des salles dédiées et adaptées, par des équipes formées et mobilisées pendant plusieurs heures, le temps que les effets de la substance s’atténuent.
Pour en savoir plus lire notre article dans le magazine 60 de l’Inserm : « Substances psychédéliques : une révolution pour traiter la dépression ? »
La disposition psychologique des patients joue également un rôle central dans l’efficacité des psychédéliques. Des séances de préparation sont ainsi nécessaires en amont afin d’expliquer et de prévenir les effets parfois éprouvants de ces substances, tel que l’anxiété. De nombreuses études soulignant l’importance d’articuler l’usage de ces substances à des séances de psychothérapie, qui permettent d’inscrire ces expériences dans un processus thérapeutique.
Ces substances nécessitent donc un dispositif plus lourd et coûteux que les thérapies médicamenteuses conventionnelles, ce qui pose la question de sa capacité à être diffusé largement et des inégalités d’accès qui pourraient se poser.
Enfin, les psychédéliques sont connus pour susciter des expériences « mystiques », amenant certains patients à faire l’expérience du « divin », à « voir » des personnes décédées ou à se « remémorer » des expériences traumatiques supposées. Comment accompagner au mieux ces expériences, qui peuvent être vécues par les patients comme plus réelles que la réalité ordinaire? Quel statut leur accorder au sein de la prise en charge thérapeutique ? Alors que la suggestibilité est augmentée lors de ces expériences, quelles bonnes pratiques les cliniciens doivent-ils adopter pour éviter d’influencer les patients lors de leurs interventions ?
Autant de questions passionnantes et nouvelles dans le domaine de la psychiatrie, sur lesquelles les chercheurs et cliniciens ne pourront pas faire l’impasse.
Texte rédigé avec le soutien de David Dupuis, chargé de recherche à l’Inserm, docteur en anthropologie et commissaire de l’exposition « Visions chamaniques » au Musée du Quai Branly.