Peut-il y avoir une pensée sans langage ? L’imagerie cérébrale permet aujourd’hui de poser cette question en laboratoire. Dans le but de déterminer quelles aires cérébrales sont impliquées dans la réflexion mathématique de haut niveau, des neuroscientifiques (NeuroSpin, CEA/Inserm/Université Paris Sud Saclay, Collège de France) ont étudié le cerveau d’une quinzaine de mathématiciens professionnels par IRM fonctionnelle (IRMf). Les images d’IRMf ont été acquises alors qu’ils réfléchissaient pendant 4 secondes à des affirmations mathématiques et non-mathématiques de haut niveau, afin de les juger vraies, fausses ou absurdes. Lorsque leur réflexion portait sur des objets mathématiques, un réseau dorsal pariétal et frontal du cerveau était activé, réseau qui ne présentait aucun recouvrement avec les aires du langage. A l’inverse, lorsqu’on leur demandait de réfléchir à un problème d’histoire ou de géographie, le réseau qui s’activait était complètement différent des régions mathématiques et impliquait certaines aires du langage.
Comparaison des régions du cerveau activités par une activité mathématique et par une activité langagière chez les mathématiciens et les non-mathématiciens.
Une activité mathématique active les régions du cerveau représentées en bleu chez les mathématiciens tandis qu’une activité langagière active les régions représentées en vert sur cette figure chez des mathématiciens et des non mathématiciens. Ces régions ne se recouvrent pas.
© M.Amalric/CEA
Des études récentes suggèrent de plus que ce réseau est déjà impliqué dans l’identification du nombre chez les jeunes enfants non encore scolarisés, et qu’il est très ancien dans l’évolution car il est présent lorsque des singes macaques reconnaissent des objets concrets. Cela suppose que ce réseau d’aires cérébrales préexiste à l’apprentissage des mathématiques à l’école, et qu’il se développe ensuite avec l’éducation que l’on reçoit. En effet, les chercheurs ont constaté que l’activation des régions de ce réseau était amplifiée chez les mathématiciens par rapport aux non-mathématiciens. Cette observation coïncide avec la théorie du recyclage neuronal, développée par Stanislas Dehaene, et qui stipule que les activités culturelles de haut niveau, telles que les mathématiques, recyclent des fondations cérébrales très anciennes dans l’évolution, telles que le sens du nombre, de l’espace ou du temps.
Il existe ainsi un réseau mathématique dans le cerveau, qui n’est pas celui du langage. Ce résultat concorde avec d’autres observations, par exemple le fait que certains enfants ou adultes, qui disposent d’un vocabulaire numérique très pauvre, soient capables de réaliser des opérations arithmétiques avancées, ou encore que certains patients aphasiques[1] puissent encore faire du calcul et de l’algèbre.
Dans le débat séculaire de la pensée sans langage, les mathématiques ont un statut particulier. Pour certains, tel Noam Chomsky, l’activité mathématique a émergé chez l’Homme comme conséquence de ses capacités pour le langage. La plupart des mathématiciens et physiciens pensent au contraire que la réflexion mathématique est indépendante du langage, tel Albert Einstein qui affirmait : « les mots et le langage écrits ou parlés ne semblent jouer aucun rôle dans mon mécanisme de pensée. Les briques de base de ma pensée sont au contraire des signes ou des images, plus ou moins clairs, que je peux reproduire et recombiner à volonté ».
[1] Patient aphasique : qui a perdu la maîtrise du langage. Ce trouble peut aller d’une incertitude sur les mots à une perte totale d’expression par le langage mais le patient peut écrire.