Les chercheurs ont procédé à une analyse de la couverture médiatique de la Seconde Guerre mondiale, afin d’identifier les représentations collectives communes associées à cette période. Crédits : Adobe Stock
Pour les sociologues, nos souvenirs sont modelés par la mémoire collective de notre communauté. Jusqu’à maintenant, ce phénomène n’avait jamais été étudié au niveau neurobiologique. Des travaux menés par les chercheurs Inserm Pierre Gagnepain et Francis Eustache (Inserm/Université de Caen Normandie/Ecole Pratique des Hautes Etudes/CHU Caen/GIP Cyceron), associés à leurs collègues du projet Matrice piloté par Denis Peschanski, historien au CNRS, se sont intéressés aux représentations collectives de la Seconde Guerre mondiale en France. Ils montrent grâce à l’imagerie cérébrale comment la mémoire collective façonne la mémoire individuelle. Les résultats sont publiés dans la revue Nature Human Behaviour.
Au siècle dernier, le sociologue français Maurice Halbwachs soulignait que les souvenirs individuels sont influencés par les cadres sociaux dans lesquels ils s’insèrent. Selon cette perspective, le fonctionnement de la mémoire des individus ne peut être compris sans s’intéresser également à leur appartenance à un groupe, et aux cadres sociaux liés à la mémoire collective.
Jusqu’ici, ces théories n’avaient jamais été testées par les neuroscientifiques. Les chercheurs Inserm Pierre Gagnepain et Francis Eustache (Inserm/Université de Caen Normandie/Ecole Pratique des Hautes Etudes/CHU Caen/GIP Cyceron), associés notamment à leurs collègues du programme Matrice[1] piloté par l’historien CNRS Denis Peschanski, ont décidé de se pencher sur la question, en utilisant des techniques d’imagerie cérébrale. Ils ont pour la première fois mis en évidence dans le cerveau le lien qui existe entre mémoire collective et souvenirs personnels.
La mémoire collective est constituée de symboles, de récits, de narrations, et d’images qui participent à la construction identitaire d’une communauté. Pour mieux appréhender cette notion, les chercheurs ont d’abord procédé à une analyse de la couverture médiatique de la Seconde Guerre mondiale, afin d’identifier les représentations collectives communes associées à cette période. Ils se sont intéressés au contenu de 30 ans de reportages et de documentaires sur la guerre, diffusés entre 1980 et 2010 à la télévision française, et retranscrits par écrit.
A l’aide d’un algorithme, ils ont analysé ce corpus inédit et identifié des groupes de mots utilisés régulièrement pour parler de grandes thématiques associées à notre mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale, comme par exemple le débarquement allié en Normandie. « Notre algorithme identifiait automatiquement les thématiques centrales et les mots qui y étaient associés de façon récurrente, dévoilant ainsi nos représentations collectives de cette période cruciale de notre histoire », précise Pierre Gagnepain.
Mais quel est le lien entre ces représentations collectives de la guerre et la mémoire individuelle ? Pour répondre à cette question, les chercheurs ont recruté 24 volontaires pour visiter le Mémorial de Caen et les ont invités à observer des photos de la période, accompagnées de légendes.
En s’appuyant sur les mots contenus dans ces légendes, l’équipe a pu définir le degré de relation entre les photos et les différentes thématiques de la mémoire collective identifiées précédemment. Si des mots qui avaient précédemment été associés à la thématique du débarquement se retrouvaient dans une légende par exemple, la photo était alors considérée comme associée à cette thématique dans la mémoire collective. Les chercheurs ont ainsi pu établir une proximité entre chacune des images : lorsque deux photos étaient associées aux mêmes thématiques, elles étaient considérées comme « proches » dans la mémoire collective.
Pierre Gagnepain et ses collègues se sont ensuite intéressés à la perception de ces photos dans la mémoire des individus. Ils ont cherché à savoir si le même degré de proximité entre les photos se retrouvait aussi dans les souvenirs individuels. Ils ont donc fait passer un examen IRM aux volontaires, pendant que ceux-ci se remémoraient les images vues la veille au Mémorial. Les chercheurs se sont notamment penchés sur l’activité du cortex préfrontal médian, zone du cerveau associée à la cognition sociale.
Avec toutes ces données, ils ont ainsi pu comparer le degré de proximité entre les photos, à la fois en s’intéressant aux représentations collectives de la guerre dans les médias, et par le biais de l’imagerie cérébrale, en s’intéressant aux souvenirs individuels que les participants à l’étude avaient de ces images suite à une visite du Mémorial. L’équipe a ainsi montré que lorsqu’une photo A était considérée comme proche d’une photo B, parce qu’associée de la même manière à une même thématique collective, elle avait aussi une probabilité plus élevée de déclencher une activité cérébrale similaire que cette photo B dans le cerveau des individus.
Cette approche novatrice a permis une comparaison indirecte entre mémoire collective et mémoire individuelle. « Nos données démontrent que la mémoire collective, qui existe en dehors et au-delà des individus, organise et façonne la mémoire individuelle. Elle constitue un modèle mental commun permettant de connecter les souvenirs des individus à travers le temps et l’espace », souligne Pierre Gagnepain.
D’autres travaux sont en cours pour mieux comprendre l’interaction entre mémoire collective et mémoire individuelle. Néanmoins, un enseignement peut déjà être tiré de cette étude : aucune recherche sur le fonctionnement de nos souvenirs ne peut se faire sans prendre en compte le contexte social et culturel dans lequel nous évoluons en tant qu’individus.
[1] Dirigée par l’historien Denis Peschanski, l’équipex Matrice est un programme de recherche sur la mémoire prenant en compte tous ses aspects dans une approche transdisciplinaire, fondée sur les sciences humaines et sociales, les sciences du vivant et celles de l’ingénierie. Les autres laboratoires français impliqués sont le Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (CNRS/Université Panthéon-Sorbonne/EHESS), l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités (CNRS/ENS de Lyon/Universités Jean Monnet, Lumière Lyon 2, Jean Moulin et Clermont Auvergne) et le Laboratoire CNRS d’informatique pour la mécanique et les sciences de l’ingénieur.
Collective memory shapes the organization of individual memories in the medial prefrontal cortex Pierre Gagnepain1*, Thomas Vallée1, Serge Heiden2, Matthieu Decorde2, Jean-Luc Gauvain3, Antoine Laurent3,4, Carine Klein-Peschanski 5, Fausto Viader1, Denis Peschanski5, Francis Eustache1 1 Neuropsychologie et Imagerie de la Mémoire Humaine U1077 INSERM, EPHE, UNICAEN, Normandie Univ., PSL Research University, CHU de Caen, Cyceron Caen France. 2 IHRIM laboratory, UMR 5317, CNRS, ENS de Lyon, Université de Lyon, Lyon, France. 3 LIMSI, CNRS, Université Paris-Saclay, Orsay, France. 4 LIUM EA 4023, Le Mans université, Le Mans, France. 5 CNRS, HESAM Université, Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, EHESS, UMR8209, European Centre for Sociology and Political Science (CESSP) Paris France. Nature Human Behaviour, décembre 2019 DOI : 10.1038/s41562-019-0779-z